23H.
A l'intérieur du restaurant italien,
je savourai ma coupe de fruits, ainsi que l'air de la mandoline,
lorsque Nonalf posa son séant sur la chaise devant moi.
« Grands Dieux, le pouvoir
allégeant du pipi m'étonnera toujours » dit-il en se
resservant un verre de vin pour remplir le bocal à présent vide.
« Nous sommes à table. »
lui signifiai-je en espérant qu'il arrêtera ses allusions
urinaires.
« Sans déconner. » me
répond-il d'un ton de reproche, « As-tu cru que j'allais
pisser dans la cruche ? Pour qui me prends tu ? Pour un vil
gâcheur de vin ?»
Moi : « Plutôt pour un gros sale
qui ne s'est pas lavé les mains après sa miction impossible. »
Nonalf : « Voyons cher ami, si je
me lave les mains, comment vais-je pouvoir me charger en phéromones
qui m'aideront à attirer la gent féminine ? »
Moi : « Je croyais que tu
utilisais des sucettes à l'anis ? »
Nonalf : « Tu dis n'importe quoi.
Les sucettes à l'anis sont pour les petites filles. A l'inverse, les
grandes filles s'attrapent avec des succions à l'anus. »
Je repose ma cuillère dans la coupe
qui m'apparait alors pleine de dégout et de dépit.
A moins que ce ne soit moi.
Je tourne alors la tête pour essayer
de me distraire des visions d'horreur qui s'installent en mon esprit.
A cette heure, le repaire de la mafia
italienne de Limoges est calme. Don Filipo fait causette à un couple
de notables qui cherche à s'encanailler. J'entends Don Guido
s'activer en cuisine pour pouvoir fermer l'établissement.
Il ne reste plus que nous, le couple,
et une jeune femme que j'aperçois alors dans un coin juste devant le
bar.
Brune. La peau laiteuse. Un petit nez
retroussé sous de grands yeux clairs. Mince, enfermée dans une robe
noire du plus beau deuil.
Elle déguste lentement une mousse au
chocolat. Ses longs doigts tiennent une cuillère du bout de la tige.
Je la vois faire le tour de la coupe
avec sa cuillère en raclant les bords pour ne laisser aucune trace
au sein du contenant de l'objet de son attention.
Lorsqu'elle estime avoir assez de
matière chocolatée, elle porte alors l'objet de son désir à sa
bouche, entrouvre doucement les lèvres, y dépose la boule de cacao,
puis joue avec la cuillère prisonnière de ses dents dans un
mouvement de langue appliqué avec dévotion.
C'est à ce moment précis que la
belle, se sentant surement épiée, tourne la tête dans notre
direction.
Lorsque le contact visuel s'opère
entre elle et moi, la voilà qui retire prestement la cuillère en
argent, telle une petite fille prise en faute avec une douceur
interdite.
Je reste alors prostré dans ma posture
de voyeur anonyme, tout en cherchant en mon esprit la formule adaptée
pour lui signifier que mon coup d'œil scrutateur est un hommage à
sa beauté et non une évaluation à visée lubrique digne de
Stanley.
Elle me répond alors d'un sourire qui
laisse découvrir des dents carnassières maculées de mousse
d'ébène.
De l'autre côté de mon crâne, le
bruit d'une chaise renversée m'indique que mon collaborateur
culinaire vient de se lever. Inutile de tourner la tête pour
confirmer cette impression, puisque la bête véloce est déjà dans
mon champ de vision, face à la beauté gourmande.
Pas d'invitations, pas de
préliminaires, il attrape une chaise et s'y assoit à califourchon,
tel un flic des années 80 prêt à cuisiner une suspecte de l'autre
côté de son bureau.
Je me lève prestement, sentant le vent
du duel souffler sur l'établissement. Une balle de foin aurait pu
traverser l'allée, que je ne m'en serai pas ému.
Je me cale donc a côté de mon
compère. Bien entendu je ne suis pas naïf au point de penser que ma
présence l'empêchera de dire les pires immondices à cette jeune
femme.
Il prend alors sa main libre, et lui
déclame « Mes respects belle inconnue.»
Mon dieu, qu'est ce que cette innocente
créature a fait pour mériter ça ? Si il commence par les respects,
alors peut être qu'elle sera inconsciente avant de subir les
derniers outrages que l'esprit sadique de mon ami peut lui réserver.
Elle le regarde. Entrouvre la bouche.
Alors que mon camarade et moi sommes prêts à nous délecter de
chaque octave de la voix, que nous supposons enchanteresse, de la
superbe elle lui dit :
« hé mec tes toujour oci chiant
ken tu parle ? »
Mon acolyte m'adresse alors un regard
d'incompréhension teinté de peur.
Se peut-il que la divine créature qui
nous fait face ait le cerveau aussi malaxé que son dessert chocolaté
?
« Milles excuses gente
damoiselle, vous êtes ? » demande t-il avec l'espoir vain de
ne pas s'être trompé sur le compte de son interlocutrice.
« Temerde pas avek mwa. Cose
normal. »
Nouveau regard entre lui et moi. Si il
eut jamais un fond de pitié pour la bougresse, il est mort tel le
sentiment d'émerveillement d'un enfant qui découvre un jouet moche
au sein d'une pochette surprise de supermarché.
Il lâche alors la main de la belle,
croise les siennes, puis prend une profonde inspiration de courage.
Nonalf : « Ton nom. »
Inconnue : « Maude »
Nonalf : « T'es majeure ? »
Maude : « ta l'air kool, tu peux
m'appeler maumau. »
Les informations nécessaires ayant été
récupérées, je profite du moment de flottement pour aller
récupérer nos verres d'alcool à notre table. Je sens qu'une bonne
dose de courage version chevaliers de la table ronde du château
piquette ne sera pas de trop.
J'observe alors la scène avec un peu
de recul. Le guerrier rital qui me fait office de compère d'agape va
t-il tenter de déchirer le paquet cadeau empoisonné qui lui fait
face ?
Je me rapproche pour observer la suite
du match.
Nonalf : « On va pas y aller par
quatre chemins, t'as un mec ? »
Maumau : « Nan »
Moi : « Sans deconner... »
Nonalf : «Sure ? Pas de fiancée
largué récemment ou de pote de baise dans le placard ? »
Maumau : « Tinquiète y'a plein 2
place dent mon placard. Pour ton paute oci. »
Moi : « Je passe mon tour. »
Nonalf « Voyons Pastèque, je
suis sur que nous pouvons nous entendre... »
Moi : « Tu n'es pas mon genre. »
Nonalf « Je sais putain, je parle
pas de toi fruit pourri, je parle d'elle. On va peut être trouver du
bon. T'aime quoi comme musique beauté ? »
Maumau : « Tout. Jai dé gouts
assez électriques tu voi... »
Nonalf : « Ha donc la techno, la
trance, la jungle amazonienne, toutes ces musiques électroniques... »
Maumau : « nan j'aime dé trucs
différan tu voi... »
Silence. Le temps d'analyser la
situation, l'horrible vérité me saute à la face tel un bébé
alien.
« Elle voulait dire
éclectique... » dis-je alors dans un souffle. Nonalf lève la
main, comme pour m'empêcher de briser le rêve en lequel il veut
encore croire.
Un coup d'œil supplémentaire entre
nos virilités s'opère.
Mon acolyte retire ses lunettes et
prend son inspiration.
Nonalf : « Tu sais ma Pastèque,
parfois j'essaie. Je me dis qu'il y'a un fond de bon en chaque être
humain. Qu'il faut juste le secouer tel la pulpe au fond de la
bouteille de boisson aux arômes naturels d'orange, et qu'une fois
renversée, tout cette pulpe qui donne le goût à la personne, à la
vie même dirais-je, puisse redonner une lueur d'espoir aux déçus
de la vie que nous sommes. »
Une larme vient de se former au coin de
mon oeil droit.
Un ange passe. Maumau le descend tel
une chasseuse expérimentée :
« Bon les gros jvais retrouver
mes bestas au club, yaura ce qu'il faut. Vous venez ? »
L'indécente propose.
Pendant que mon compère rassemble,
soit ses esprits, soit le peu de foi en le genre humain qu'il peut
lui rester, je cherche au fond du marc de pinard qui stagne au fond
de mon verre si j'aurai la force de supporter cette comédie
dramatique plus longtemps.
Mon acolyte se lève. D'un revers de
manche, il balaie l'argenterie et se met à hurler :
«
PUTAIN MAIS TAS RIEN COMPRIS GROSSE
MORUE ! ON SEN BAT LES COUILLES TES CONNE ET YA RIEN POUR TE
RATTRAPPER. TU COMPRENDS PAS QUON EN PEUT PLUS DES GENS COMME TOI ?
QUI SE REPAISSE DANS LEUR INCULTURE ET DE LEUR FOND DE PENSEE
TELEVISUELLE ? NOUS VOMISSONS TOUT CE QUE VOUS REVENDIQUEZ DE
CULTUREL AU PRIX DUNE BOUILLIE DE BAS ETAGE SERVIE PAR DES VENDEURS
DE PUB QUI NESPERENT QUE RAMENER VOS CULS DANS LES RAYONS DES
SUPERMARCHES PENDANT LA PAUSE PIPI DE LA SERIE AMERICAINE DU JEUDI
SOIR ?
Vous êtes devenus incapable ne serait
ce que d'accepter que des gens puissent aimer des choses différentes
des vôtres. Juste parce que la télé le dit et que les autres cons
qui te servent de potes, sur qui tu ne peux pas compter, aiment ça
aussi.
Si la télé et la radio le diffuse,
c'est que tout le monde doit aimer ça hein ?
C'est ce que tu penses, c'est ce que
vous pensez tous. Après digestion, tout à la même couleur, mais si
c'est déjà de la merde à l'entrée, ça ne fait aucune différence
pour les gens comme vous.
»
La bête a parlé.
La bête râle.
Nonalf se laisse tomber sur sa chaise
tel le gladiateur qui vient de mener un âpre combat.
Une larme vient de couler le long de ma
joue.
Autour de nous, il n'y a plus que le
silence. Don Filipo a toujours le doigt fourré dans la bouche de
madame la notable.
Don Guido est sorti de sa cuisine pour
vérifier l'état du champ de bataille.
J'efface de mon visage les restes de
mon émotion. Puis je tends son verre à mon compatriote
d'indignation. Il le prend. Le finit. Et le fracasse par terre avant
de se lever.
Maude se lève aussi, attrape son sac,
et s'en va sans payer.
« Elle était pas si conne que ça
finalement... » constate-je.
Nous éclatâmes alors de rire avant de
sortir en nous tenant par les épaules...