16h
Alors que j'allai me glisser dans mon
bain nu, avec mes lunettes en titane, pour continuer ma lecture des
derniers rapports sur la situation en Crimée, je fus interrompu par
un pneumatique de mon ami Nonalf.
« Situation grave. Besoin d'aide.
N. »
Grave.
En moins de temps qu'il n'en faut pour
le dire, j'avais déjà chargé le coffre de ma cadillac avec de quoi
parer à toute éventualité. Je vous laisse juge :
Deux pelles
Un sac de chaux
Deux masques de Pluto (le chien de
Mickey)
Une bouteille de Gin (en
provenance directe de Londres)
10 mètres de corde
La discographie d'AC/DC (dédicacé
par l'auteur)
Voilà qui devrait faire l'affaire. Je
fonce donc en direction de la villa de mon ami.
A peine descends-je de mon fier
carrosse, que je note l'entrebâillement de la porte d'entrée.
Cela commence à sentir mauvais.
Une fois le pied posé au sein du
bureau de mon compagnon, je l'avise dans un fauteuil, enroulé dans
un vieux châle marron. Il me semble distinguer une grande tache
rougeâtre sur la poitrine de sa chemise blanche...
Il a l'air paisible. Je sens mes yeux
s'embrumer alors que je me rapproche de son corps qui a l'air si
faible et si fragile pour vérifier si il reste encore un soupçon de
vie...
« Alors te voilà enfin... Après
tout ce temps... » l'entends-je murmurer.
Mon compagnon se relève alors, jette
le châle qui le recouvrait, et entreprend de faire des piles avec
les enveloppes posées sur son bureau.
Moi : Saint Tom Jones soit loué ! Tu
es vivant !
Nonalf : Bien sur que je suis vivant.
Qu'est ce que ton esprit fruitierement romanesque est allé
s'imaginer ? Que j'avais rejoins le paradis des joueuses de
violoncelles ?
Moi : Mais l'odeur...
Nonalf : La fosse sceptique. Ne t'en
fais pas, je te prêterai un scaphandrier lorsque nous irons la
déboucher.
Moi : Mais... cette tache sur ta
chemise...
Nonalf : J'ai pratiqué l'art le plus
noble de mes ancêtres selon leurs rites les plus tabous.
Moi : Tu as lu l'avenir dans les
viscères d'une chèvre vierge sans les mains ?
Nonalf : NON ne te fais pas plus fruit
que tu ne l'es déjà. J'ai tout simplement préparé une pizza avec
un tube de concentré de tomate qui m'a explosé au visage pour me
punir de l'hérésie que j'étais sur le point de commettre.
Maintenant aide moi, attrape donc ça.
Mon acolyte cuistot me jette alors une
pile d'enveloppes dans les mains.
Moi : Qu'est ce ?
Nonalf : Des truites.
Moi : Heu... je ne distingue pas
d'écailles... tu es bien sur que ce ne sont pas des enveloppes ?
Nonalf : Bien sur que ce sont des
enveloppes bougre de cucurbitacé ! Les truites sont dedans.
Moi : Je ne saisis toujours pas...
Il attrape alors une enveloppe et en
sort un petit papier.
« Voici la truite »commence
t-il à m'expliquer en m'agitant le morceau de papier bleu sous le
nez « De par sa taille, on ne peut y écrire qu'un nombre
limité de caractères. Ensuite je la jette dans le flot de la grande
toile ou une araignée se chargera de l'apporter à ma belle. »
Moi : Une information à la fois. Donc
c'est un court message que tu fais parvenir par voie
araignélectronique. Mais pourquoi cela s'appelle une truite ?
Nonalf : ça vient du nom du service.
Ça s'appelle truitter.
Moi : Quel nom incongru.
Nonalf : Il paraît que c'est une
baleine qui a lancé ça. Ce genre d'animal ne vole jamais droit tu
sais...
Moi : Et donc pourquoi as-tu besoin de
toutes ces truites ?
Nonalf : A ton avis ? Pour faire ce que
que nous faisons tous les jours.
Moi : Tu te paluches dans des
enveloppes ?
Nonalf : NON j'essaye de séduire
l'amour de ma vie.
J'en lâche ma pile d'enveloppes.
Nonalf : Mais ne t'inquiète pas, je
t'aime toujours.
Moi : Stop. Raconte moi l'histoire
depuis le début.
Nonalf : Si tu y tiens...
Mon compère rital va alors chercher
deux verres en cuisine qu'il revient poser à même le sol de son
bureau. Il débouche alors une flasque et remplit les contenants d'un
liquide ambré qui fait chatoyer les yeux comme le palais.
Une gorgée pour le courage, une autre
pour l'inspiration, et le voici qui se lance :
Nonalf : Tout a commencé il y'a
quelques mois. J'ai décidé de m'enfoncer dans les entrailles de la
grande toile mondiale. J'envoyai en pure perte mes petites
araignélectroniques pour me rapporter des canevas d'informations que
je renvoyais aussitôt.
Moi : Jusqu'ici tout va bien.
Nonalf : Puis j'ai découvert Truitter.
Un service qui permet d'envoyer des lettres en 140 fils, les fameuses
truites, et c'est ainsi que son image me parvint. Une grande brune.
Bien en chair. Une garde robe classique qui la fait ressembler tantôt
à une pin-up, tantôt à une jeune noble de la caste des vampires...
Et elle est devenue l'objet de toute mon attention.
Ses longs cheveux bruns qui sentent le
cassis. Sa bouche rouge comme une cerise charnue. Ses seins comme...
Moi : C'est bon, j'ai compris.
Nonalf : Ne fais pas ton jaloux. Chaque
petite truite arrivait dans mon filet et finissait disséqué par mes
soins à la recherche du moindre trait de son âme, qui me permit
d'en faire un portrait qui séduirait n'importe quel curé de
campagne.
Et je décidais que je devais l'avoir.
La serrer contre moi lorsqu'elle pleure. Mordre ses épaules pendant
que je déchire ses robes.
Moi : J'ai compris.
Nonalf : Être son amant, son mari, son
père, son frère, sa maitresse, sa femme, sa mère, sa sœur, son
meilleur pote de beuverie, sa meilleure amie de confidences...
Moi : J'ai compris !
Nonalf : Alors tu dois m'aider parce
que j'arrive pas à attirer son attention...
J'en lâche mon verre.
J'explose alors comme tel : « COMMENT
? TOI LE RITAL AU GRAND COEUR ? LA VIRILITE TRANSALPINE FAITE HOMME ?
Tu n'arrives pas à l'attirer dans tes filets ?
Nonalf : ... non... elle habite trop
loin y'a que avec ces putains de lettres de merde que je peux la
joindre.
Moi : Et le grand livre maléfique des
visages ?
Nonalf : Le nécronomicon ? Es tu fou ?
Je veux son âme pour moi, pas pour l'échanger contre une invasion
de zombies, même si l'idée est tentante je le concède.
Moi : NON ! L'autre endroit ou se
retrouve les âmes perdues !
Nonalf : Fesse-bouc ? Mais non, c'est
pour les zoophiles, comme son nom l'indique. Tu es quand même très
dérangé mon pauvre ami. Dans quel endroit vas tu trainer ?
Moi : Peu t'importe. Et tu veux qu'on
fasse quoi alors avec tes poissons pourris ?
Nonalf : Tu vas te faire passer pour un
admirateur, tu lui diras que tu connais la personne parfaite pour
elle, tu lui diras à quel point je suis grand, beau et juste, tu lui
relaieras mes baisers enflammés, tu lui enverras mes mouchoirs pour
sécher ses larmes, tu lui enverras mon espoir lorsqu'elle sera au
fond de l'abime du désespoir...
Moi : Et tout ça sans qu'elle me
préfère moi au final ?
Nonalf : … T'as raison c'est un plan
de merde... »
Mon acolyte se lève.
Il va alors à la fenêtre donnant sur
son labyrinthe végétal.
« Tu sais me dit il, parfois je
me prends à réver que la vie est clémente. Qu'une fois, une seule,
nous serons heureux. Libéré des contraintes de la société. De son
carcan moral. De ses préjugés intellectuelles qui dénigrent tout
et tout le monde. Mais je me rends compte que cette salope de société
est aussi la seule à pouvoir nous l'apporter. Et elle nous tente
tous les jours. Sale pute. On paye notre électricité, notre eau,
notre nourriture... C'est rien qu'une sale pute. Et on a quoi en
retour ? Après nous avoir tenté avec ses jambes galbées et ses
fesses moulées dans un short indécent elle nous laisse nous
branler. Sale pute. »
J'inspire.
J'expire alors mon dépit mâtiné de
rage dans la tirade suivante :
«
Ce jour est définitivement à marquer
d'une angine blanche. Aujourd'hui, toi, l'un de mes meilleurs amis,
un homme à l'intelligence mal appropriée, mal usitée mais sur
laquelle je peux compter, tu te révèles être impuissant face à
une situation banale. C'est déjà un haut-fait.
Mais, moi, le sociopathe névrosé, le
champion mondiale de la timidité agressive, qui préfère le bunker
de la tranquillité innocente, je vais pour la première fois le dire
: Agis.
Lève toi, soit beau, soit grand, soit
fort. Je veux te voir défoncer des portes à coups de pied. Rouler à
vive allure vers l'objet de ta quête en écrasant les faibles et les
innocents qui ne sont pas dignes ne serait-ce que de te dévisager.
Vas-y, prépare toi soigneusement, SUIT
UP !
Puis prends des fleurs, mais pas de
l'interflora ou le vrai a une gueule de plastoc, hein... VA BRAQUER
UNE PUTAIN DE SERRE !
Fonce aussi vite que la maréchaussée
ne puisse résister à ton puissant destrier OU ALORS DEFONCE LES
AVEC TON GROS CALIBRE !
Sonne à sa porte, tambourine s'il le
faut, et si les voisins demandent qu'elle est ce raffut qui leur
parvient ALORS TAMBOURINE LES AUSSI !
Lorsque ta belle ouvre, déclame lui ta
flamme, dis lui tout. TOUT. QU'ELLE CAPTE LE MESSAGE CETTE RADASSE !
Et si jamais, au grand jamais, elle te
repousse, ALORS CARRE LUI SES PUTAINS DE FLEURS DANS LE CUL !
»
Je finis mon verre.
Toujours planté devant sa fenêtre,
mon compère ne bouge pas.
Je l'entends alors pousser un soupir.
Il se retourne. Me dévisage. Puis
quitte la pièce.
« C'est sans espoir » me
dis-je. « Elle l'a vraiment lessivé. Bon. Loin des yeux, loin
de la bite. Il aura oublié dans deux mois. »
Alors que je m'apprête à passer la
porte d'entrée pour retourner en mon logis, une main se pose sur mon
épaule.
Je me retourne pour aviser mon compadre
en tenue de sortie, haut de forme et canne de marche inclus.
« Ou va tu donc ? Me demande
t-il.
Moi : Je rentre. Je te laisse faire ton
deuil.
Nonalf : Que non. Nous y allons.
Moi : Ou ? Dans un lieu de perdition ou
l'alcool se sert en tonneau ?
Nonalf : Non. Nous allons la voir. Et
prends ça avec toi.
Moi : Que veux tu que je foute avec
cette pioche ?
Nonalf : On s'arrête au jardin
botanique en route. »
Il me pousse alors dehors et ferme la
porte à clé.